La réalité ? Quelle réalité ? La mienne ? La tienne ? Si nous pouvions comparer nos parcours de vie respectifs, nous serions stupéfaits, estomaqués par les différences abyssales que cette observation mettrait en évidence. L’âge, le genre, la classe sociale, le niveau d’éducation, l’origine géographique et familiale, la religion ou son absence, le type physiologique ou astrologique, les expériences traversées, les goûts, les inclinations, les névroses, les fréquentations, etc… tout cela fait de chacun(e) de nous un individu unique équipé d’une vision du monde et d’un rapport à la réalité totalement originaux. Communiquer, c’est un peu échanger des messages et des signaux codés d’une planète à une autre. Les planètes peuvent être proches ou très éloignées ; elles n’en forment pas moins chacune un monde en soi, un monde clos, distinct du reste de l’univers.
Si ce monde clos était une maison, les sens en seraient les portes et les fenêtres. À travers elles, les lumières, les sons, les parfums de l’extérieur entrent dans la maison. La conscience, notre conscience, est l’habitante de la maison. Les impressions qui lui parviennent par les sens se mélangent et forment en elle diverses humeurs changeantes : tristesse, joie, irritation, tranquillité, inquiétude, optimisme, etc. Mais les sens ont-ils un sens ?
Notre rapport à la réalité conditionne notre réalité elle-même, cet ensemble de perceptions, d’impressions, de mémoires. Ce que nous nommons « réalité » n’est en fait qu’une représentation construite, assemblée par le cerveau à partir des informations qui lui sont transmises par les sens. Le résultat de ce « traitement informatique » de données sensorielles dépend en grande partie des centres de la mémoire et de l’émotion, qui gèrent en temps réel, en une fraction de seconde, entièrement à notre insu, le flux permanent d’informations, les regroupant, les censurant, les hiérarchisant, les magnifiant ou les minimisant, les déformant à loisir en « vérités/certitudes » ou en « fake news ». Manège « mémotionnel » étourdissant, aveugle à lui-même.
Notre soi-disant « réalité » n’est autre qu’une « représentation théâtralisée », qu’une mise en scène de croyances et de biais cognitifs interférant les uns avec les autres. Notre système de conversion des données sensorielles en un ensemble cohérent attire à lui et sélectionne les informations qui renforcent notre vision de la vie, sa pertinence. Ce sont les « certitudes sympathiques ». À l’inverse, il repousse et escamote toutes les informations qui viendraient troubler ou mettre en danger la cohérence de notre image du monde et de la vie. Tout à fait à la manière dont un algorithme de réseau social nous propose instantanément ce que nous aimons lire, voir et entendre, en fonction de nos recherches et visites passées. Notre présent n’est ainsi que la répétition du passé, toute « nouveauté » devant s’inscrire, pour être validée, dans un registre « autorisé », fiable et sécurisé. C’est ce travail cérébral ininterrompu, totalement inconscient, qui délivre au final des comptes-rendus acceptables à la conscience. Grâce à lui, notre image de la réalité « tient la route » ; elle est crédible ; le client reste satisfait de son fournisseur, et ne remet pas en question ses livraisons.
Notre mentalité personnelle, notre vision du monde et de la vie, est une matrice, un moule dans lequel vient se couler cette matière malléable de l’existence qui constitue ensuite, une fois « démoulée », incarnée, ce que nous appelons « notre environnement ». Elle en prend parfaitement la forme. Ainsi la pensée conditionne les expériences. Et les expériences confirment la pensée. Une vision de la vie inchangée, qui « patine » sur place, générera perpétuellement les mêmes expériences. À l’inverse, une pensée qui s’ouvre au Nouveau, découvrira une forme de vie toute nouvelle. Exemple : si tu penses que la vie est dure et qu’il faut sans cesse se battre pour conserver tes acquis, ton attitude naturellement défensive va susciter immanquablement défiance et agressivité de la part de ton entourage. Et ces manifestations de défiance et d’agressivité viendront corroborer ton sentiment et ta vision des choses : « J’avais bien raison d’être sur la défensive ! La preuve ! ». Nous ne pouvons vivre et expérimenter que ce à quoi nous nous attendons.
En cet instant, notre seul point commun, notre point de rencontre, est cette page de magazine. Je l’ai écrite, tu la lis ; chacun(e) dans sa réalité, inconnue de l’autre. Fragile croisement de regards ; rencontre incertaine de deux mondes en mouvement, si étrangers. Une page est si légère, si vite tournée, brûlée, oubliée ! Qu’est-ce qu’une page de magazine dans la vie d’un humain ? Un filament de poussière dans l’éternité des mondes ! Perçois-tu cette immense solitude que révèle et exacerbe la tentative de communication ? Ce malentendu incontournable, inhérent à notre état de séparation organique et spirituelle ? Et pourtant un accord résonne entre nous, inattendu, un « oui » profond, inaudible, insaisissable et pourtant presque palpable, antérieur aux mots. Un « oui » à quoi, à quelle mystérieuse question informulée mais persistante en chacun(e) ?
Qu’est-ce que la réalité ? C’est ce qui demeure lorsque les nombreux voiles qui nous entourent de toutes parts (opinions, croyances, affects, manies et phobies…) nous sont arrachés par les événements et circonstances de la vie. La réalité, c’est cette lumière paisible qui nous attend derrière les voiles. Nous sommes alors seul(e) et nu(e), sans artifice, sans masque, sans objectif à atteindre, sans personne à qui plaire ou déplaire. La réalité, c’est s’observer ainsi, tel que l’on est, sans crainte et sans attente, sans se sur- ou sous-estimer, sans se condamner ni se justifier. C’est indescriptible et pourtant très simple : c’est comme c’est ; une évidence indiscutable à laquelle on se rend enfin. Il n’y a rien à en dire, rien à en penser ; on ne peut ni l’aimer ni la détester, tant elle emplit tout ; ce serait encore s’en éloigner, l’envelopper de chimères, la cacher de nouveau. La réalité, c’est ce qu’il reste quand il n’y a plus rien.
Tant que tu refuses de l’accepter telle qu’elle est, sans chercher à la maquiller, à la draper dans tes couleurs, la réalité te mène la vie dure : elle te contrarie, te ridiculise, t’irrite, te déçoit, te démasque, te décourage… Elle a tellement besoin de ton attention, de ta reconnaissance, de ton acceptation inconditionnelle ! Mais si tu consens à l’accepter telle qu’elle se présente à toi, sans faux-fuyant, sans faux-semblant, alors elle devient aussitôt ta meilleure amie, honnête, sincère, fiable et serviable, fidèle jusqu’à la mort ; ta seule amie, en fait, et aussi ton instructrice, car tu as tant à apprendre d’elle !
La réalité n’est pas inoffensive ; elle est subversive. Qui s’y frotte s’y pique ! Elle peut égratigner ou blesser nos a priori, préjugés, préférences et tabous. Elle peut même les pulvériser en un clin d’œil. Elle fait irruption en nous au pire moment, avec ses gros sabots tout crottés, dans notre petite zone de confort si proprette, si douillette, si soigneusement entretenue ; à la manière d’un rhinocéros s’ébrouant joyeusement au beau milieu d’une luxueuse boutique de verres en cristal, elle vient ingénument briser nos rêves, nos fantasmes, nos prévisions, piétiner nos projets, nos arguments, notre quant-à-soi, notre fierté de paraître ce que nous ne sommes pas « en réalité ». La réalité détruit, petit à petit ou brusquement, tout ce qui en nous n’est pas réel, solide, authentique. C’est une force vitale, indomptable, sauvage, invincible, imprévisible par nature. Elle est allergique, intolérante à tout ce qui ne lui est pas semblable. En fait, ce n’est jamais elle qui nous blesse : c’est nous-même qui venons nous heurter à elle dans notre aveuglement, dans notre ignorance des lois immuables de la Vie, dans notre ivresse, dans notre trop-plein de nous-même.
Quoi que tu fasses, tu ne peux pas effacer la réalité, ni la vaincre ; encore moins la maîtriser, la dominer, la canaliser, la modeler à ton image, selon tes représentations. Car tu n’en es qu’une infime parcelle, et non le centre. Tu ne peux non plus l’aider à émerger, à éclore, puisqu’elle était là bien avant toi, et sera encore là bien après ta disparition. La réalité ne disparaît jamais : elle change seulement de forme, de couleur, de vêtement. Tu ne peux que tenter de l’ignorer, de la travestir, d’étouffer sa voix, son appel en toi, et ainsi aggraver tes souffrances et celles du monde ; ou bien t’effacer toi-même devant elle, lui laisser tout l’espace en toi, l’épouser, te fondre en elle comme une pièce bien à sa place dans le puzzle, et te libérer ainsi de toi-même en tant que fardeau pour le monde.
Tu vas bientôt tourner cette page, trouver derrière elle une autre page où d’autres mots attendent ton regard.
De mon côté, je vais libérer mes doigts du clavier, les laisser courir vers d’autres tâches.
Très heureux de t’avoir « rencontré(e) »… le temps d’une page !
Bon Voyage !