Nous naissons involontairement. Nous avons reçu cette vie et, avec elle, une date d’expiration sur laquelle nous avons peu d’influence. Nous grandissons, vivons et faisons les choses que tout le monde fait d’ordinaire : fonder une famille, travailler, payer les factures, nous épanouir dans quelque loisir ou activité favorite, vieillir.
Le temps passe et notre vie s’éteint. Nous vivons dans un monde en constante transformation, un monde d’impermanence, dans lequel nous changeons malgré nous, simplement par l’action du temps. La personne que nous étions en tant qu’enfant, en tant qu’adulte, et en tant que personne âgée traverse de nombreux changements de valeurs, de perceptions du monde, de conscience.
Mais bien que nous soyons coincés dans ces rails du temps, nous faisons des démarches personnelles d’évolution. Nous étudions, parvenons à changer des habitudes (nous nous efforçons d’être en meilleure santé, plus productifs au travail, plus polis, plus cultivés), mais malgré tout, nous ne pouvons pas franchir une limite fondamentale : celle d’une conscience égocentrique, qui voit le monde d’un point de vue éloigné, séparé du grand Tout.
Notre conscience s’élargit-elle : elle n’en demeure pas moins engoncée dans l’ego. Nous pouvons avoir de la compassion envers les animaux, envers la planète sur laquelle nous vivons. Nous pouvons étendre notre ego personnel à un ego familial, qui perçoit sa famille comme la chose la plus importante mais n’est qu’un instinct de protection. Nous pouvons même étendre notre conscience à l’ego d’un pays, qui pourrait éventuellement se tenir contre d’autres pays. Mais, autant que nous étendons cette conscience à des noyaux plus grands, nous restons fondamentalement égocentriques et nous le démontrons à la moindre occasion, quand quelqu’un nous marche sur le pied et que nous réagissons, prêt à riposter, à attaquer ou fuir à la moindre peur.
Néanmoins, la plupart des gens semblent se contenter de leur vie, laissant la trace du temps les prendre sans trop se demander pourquoi la vie est comme elle est, ce qu’elle attend de nous et qui nous sommes vraiment.
D’autres se sentent comme Bill Murray dans le film Groundhog Day (Un Jour sans fin) dans lequel il joue un journaliste, Phil Connors, qui se retrouve tous les jours coincé dans le même jour, celui où il doit couvrir les festivités annuelles du « Jour de la marmotte »à Punxsutawney en Pennsylvanie. Dans l’histoire, chaque matin, il se réveille, coincé dans la journée du 2 février, et tout se répète continuellement, ce qui lui cause une profonde angoisse. Cette histoire devient une boucle temporelle dans laquelle tout le monde semble avoir oublié que cette journée a déjà été vécue.
Certains d’entre nous ont ce sentiment, ce malaise avec le temps et les jours qui défilent. Comme le journaliste Phil Connors, nous ressentons ce « déjà-vu » et cela nous amène à rechercher un sens plus large de la vie. Il s’agit sans doute d’une maturité d’âme arrivée à une limite dans l’implacable Roue de la Vie et de la Mort dans laquelle nous vivons, roue que le peuple indien appelle Samsara – et dans laquelle les expériences de vie sont censées nous rappeler qu’il existe une conscience plus profonde dans notre être qui n’est pas égocentrique, qui vient du Tout et qui est éternelle, une conscience à laquelle nous pouvons être pleinement à l’écoute. Cette conscience est liée au souffle d’une vie pleine. En la découvrant à l’intérieur, nous pouvons dévoiler le vrai sens de nos vies. C’est la tâche que nous avons en tant que passagers de ce voyage.
Nous sommes tous des « passagers » ou des « voyageurs » engagés dans un voyage. Nous en avons entendu parler à maintes reprises, à travers les histoires anciennes, dans les films et les livres. Dans les communautés traditionnelles, non touchées par la soi- disant modernité, les personnes âgées l’enseignent et la transmettent très souvent oralement : nous sommes tous sur un chemin dont nous ignorons presque totalement l’importance, malgré sa grande diffusion et son importance absolue.
De ce point de vue, nous pouvons comprendre les sautes d’humeur du journaliste après qu’il ait découvert qu’il est coincé dans une boucle répétitive. Dans les premiers « jours répétés », son attitude est de déni et d’irritation : l’idée de rester indéfiniment dans la ville, dans cette date commémorative et dans le travail qu’il déteste, est terrifiante. Mais dès que le personnage se rend compte qu’il peut profiter de la situation, son attitude confirme l’image arrogante et égocentrique qui est présentée au spectateur dès le début du film. Il devient un infiltré, un profiteur, recueillant des informations un jour pour les utiliser à son avantage le lendemain. Et, devenu très doué dans cet art, il utilise ses compétences pour essayer de conquérir une femme qu’il prétend être l’amour de sa vie. Cependant, les compétences acquises par la dissimulation et l’égoïsme ne sont pas en mesure de l’aider dans son plan. Le résultat est la frustration et, à partir de ce point, il s’étend à toute sa vie.
Accablé d’ennui et d’angoisse, il se suicide à plusieurs reprises, se réveillant toujours à six heures dans la même chambre d’hôtel et avec le même dégoût.
Nous avons, dans l’histoire du film, une représentation du voyage de l’être humain à la recherche du sens de la vie. Nous nous éveillons à cette quête lorsque nous réalisons le vide essentiel du passage du temps, quand nous sentons pleinement qu’en fait, « il n’y a rien de nouveau sous le soleil ». C’est comme si tout se répétait toujours et cette répétition nous écœure. Mais avec la capacité nouvellement acquise d’observer, nous sommes tentés de devenir maîtres du temps, et face à la prévisibilité du monde, nous croyons avoir trouvé la clé de la sagesse – la même clé qui ouvrirait la prison du temps. Erreur. En fait, nous ne prévoyons que l’existence de quelque chose de grand, si grand que ce quelque chose serait en mesure de combler le vide ouvert par la perception du cycle de répétition, mais comme le processus de transformation de la conscience n’a pas été consommé, c’est toujours notre conscience égocentrique qui dirige nos actions et c’est avec elle que nous approchons ce « quelque chose de grand », dans la certitude de le conquérir. Et, quand nos attentes sont anéanties, nous nous rendons compte que rien n’a vraiment changé : nous restons prisonniers du temps.
C’est alors que, si le désir est authentique, notre capacité d’observation monte à un niveau supérieur et nous faisons face au temps sans anxiété ni attente. Comprenant que toute démarche égocentrique ne peut aider à saisir le sens de la vie, nous sommes saisis par un oubli de soi qui dissout nos projections et anéantit les illusions sur nous-mêmes et le monde.