Le concept des droits de l’homme est-il ancré dans la réalité ou n’est-il qu’une fiction commode, tout comme la matrice entière du système juridique pourrait être considérée comme une simple invention humaine ?
Les droits de l’homme ne sont-ils qu’une construction idéologique, un beau mensonge qui, cependant, reste fondamentalement au-delà de toute possibilité de réalisation satisfaisante, ou les droits de l’homme sont-ils en quelque sorte réels, car, après tout, quoi de plus naturel que les droits fondamentaux d’êtres humains en chair et en os ?
Le débat porte également sur des questions telles que celle de savoir s’il est avantageux de protéger la dignité de tous les êtres humains en toutes circonstances au sens absolu – cette conception absolue impliquant que la dignité humaine est considérée comme la valeur la plus élevée qui doit être maintenue au-dessus de toutes les autres valeurs et avantages – ou s’il faut adopter la conception relative de la dignité humaine, selon laquelle la dignité humaine est juste un élément d’un ensemble d’autres valeurs qui peuvent être mesurées entre elles. Ainsi, les autres valeurs peuvent éventuellement prendre le pas sur la dignité d’un individu, en diminuant sa protection, voire en la supprimant complètement, si cette ligne de conduite est justifiée par un discours rationnel.
Les différents États et gouvernements ont une compréhension différente de la dignité humaine, mais la mondialisation rend ce statu quo impossible à maintenir.
Il n’est pas étonnant que le thème de la dignité humaine ait pris de l’importance après la Seconde Guerre mondiale et que ce soit l’Allemagne qui ait fait de la conception absolue de la dignité humaine l’un des principes fondamentaux de sa constitution. Dans l’Allemagne moderne, la dignité humaine est considérée comme une super loi immuable, dérivée de la nature de l’être humain et liée au statut central de l’être humain dans tout le système juridique.
De nos jours, cette conception devient une position minoritaire, devant faire face à de nombreuses controverses et attaques, car l’homme moderne a longtemps vécu dans un état de paix apparent. Il n’existe pas d’opinion juridique et philosophique stable sur cette question. Nous osons cependant souligner que derrière ce discours se cache une question philosophique importante, à savoir la question urgente : « Qu’est-ce que l’être humain ? »
Nous pourrions également ajouter à cela de manière plus actuelle :
Qu’est-ce que l’être humain moderne ?
Nous pouvons conceptualiser l’homme moderne comme un être cultivé, subtil, un être aimant, un citoyen consciencieux, doué de nombreuses connaissances et d’une pléthore de compétences et de capacités pour influencer le monde qui l’entoure.
Mais est-ce tout ? Cette culture est-elle la même chose que la nature humaine, ou n’est-elle qu’une mince croûte solidifiée qui recouvre et, oui, cache la nature de l’être humain, sans avoir le pouvoir réel de changer la nature humaine elle-même ?
Il y en a qui ont percé à travers les couches extérieures de la culture. Nombreux sont les êtres humains modernes qui peuvent faire l’expérience dans leur vie personnelle de leur esclavage aigu aux mêmes pulsions ancestrales et aux mêmes désirs. L’être humain est toujours esclave de ses instincts : continuer à vivre, posséder des choses, avoir du pouvoir et de l’influence, et la pulsion sexuelle, pour n’en citer que quelques-uns.
La conscience de l’homme ou de la femme moderne est élargie par les expériences de la communication et des réseaux sociaux, et les nerfs sont sous tension constante, tendus comme un élastique par toutes les contraintes et pressions du rythme de vie moderne si rapide – course permanente contre la montre.
L’être humain moderne est-il ainsi davantage un individu faible, languissant et bercé d’illusions qu’un être véritablement sensible ? Où ont disparu la profondeur et l’épanouissement ? N’est-il pas un simple animal poussé vers ses limites, cultivé de force pendant de longues périodes de conditionnement sans cesse répété, et à la sensibilité émoussée par les expériences ?
Qu’est-ce qui rend un être humain… humain ? Qu’est-ce qui le différencie de l’animal ? Et l’être humain moderne peut-il être humanisé ?
Comment un être humain peut-il devenir un véritable être humain ?
Par leur profondeur, ces questions vont même au-delà du simple niveau existentiel, car elles concernent ce qui transcende la vie humaine temporaire. En effet, la vie humaine peut parfois être considérée comme transitoire et sans signification apparente, mais les penseurs du Moyen-Âge et de la Renaissance, comme par exemple Jean Pic de la Mirandole, également connu sous le nom de Prince de la Concorde (Princeps Concordiae), qui se sont apparemment posé ces questions, sont arrivés à des conclusions complètement opposées !
Jean Pic de la Mirandole est né le 24 février 1463 dans la ville de Mirandole, dans le nord de l’Italie, et est mort à 31 ans le 17 novembre 1494. Il a écrit son Discours sur la dignité de l’homme (Oratio de Dignitate Hominis) à l’âge de 24 ans. Ce discours est un préambule à ses 900 Conclusions (Conclusiones), qu’il présente comme étant la somme de toute la philosophie et de la théologie, et qu’il publie en décembre 1486, avec le projet d’organiser un débat public à Rome. 13 de ces thèses ont ensuite été condamnées par le pape comme hérétiques (au motif qu’elles étaient « magiques » et « kabbalistiques »).
Pic introduit une nouvelle anthropologie par rapport à ses prédécesseurs et contemporains (par exemple Marcile Ficin). Pic met l’accent sur le libre arbitre de l’homme dans la mesure où, selon lui, l’homme s’autocrée et décide de sa propre place dans la hiérarchie de la création. Ainsi, si l’être humain vit selon ses pulsions et ses sens, il mène une vie animale indigne d’être appelée humaine. La dignité ne concerne donc pas l’ensemble de l’humanité, car beaucoup demeurent dans un état animal et indigne. La dignité est plutôt liée à un état évolué de l’humanité, comme un potentiel, un germe, un défi.
La conception de Pic, qui date de la Renaissance, n’est pas prête pour le discours moderne sur les droits de l’homme et la dignité humaine, car Pic considère la dignité du prototype humain, d' »Adam », de l’archétype créé. Tout comme Jan Amos Comenius l’a fait après lui, Pic fait fermement la différence entre les œuvres terrestres, célestes et suprêmes (ultramundanum) – ce que Comenius appelait la physique, la métaphysique et l’hyperphysique.
Mais, laissons maintenant Pic lui-même nous parler. Il commence son Oratio par ces mots :
« …ce qui était le plus digne d’admiration et d’étonnement dans ce théâtre du monde… il n’y a rien à voir de plus merveilleux que l’homme ! Un grand miracle… c’est l’homme ! Cependant, lorsque j’ai commencé à examiner les raisons de ces opinions, toutes ces raisons données pour la magnificence de la nature humaine n’ont pas réussi à me convaincre : l’homme est l’intermédiaire entre les créatures, proche des dieux, maître de toutes les créatures inférieures, avec l’acuité de ses sens, la vivacité de sa raison et l’éclat de son intelligence, l’interprète de la nature, le point nodal entre l’éternité et le temps… le lien intime ou le chant nuptial du monde, juste un peu plus bas que les anges… Je concède que ce sont des raisons magnifiques, mais elles ne semblent pas aller au cœur du problème, c’est-à-dire aux raisons qui suscitent vraiment l’admiration…
Après avoir longtemps réfléchi, j’ai compris pourquoi l’homme est la plus chanceuse de toutes les créatures, et par conséquent, digne de la plus haute admiration et de gagner son rang dans la chaîne de l’être, un rang à envier non seulement aux bêtes mais aux étoiles elles-mêmes et aux natures spirituelles au-delà et au-dessus de ce monde. »
Pic considère les éléments suivants comme les principales raisons du caractère merveilleux de la condition de l’homme :
« Dieu le Père, Architecte suprême de l’Univers, a construit cette maison, cet univers que nous voyons tout autour de nous, temple vénérable de sa Divinité, par les lois sublimes de son Esprit ineffable. »
Cet architecte a meublé chaque niveau de cette maison par ses créations. Et à la fin, il a pensé à l’homme.
« Mais il n’avait pas d’Archétype à partir duquel façonner quelque nouvel enfant… L’univers ne contenait pas non plus de lieu unique d’où l’on pût embrasser d’un regard l’ensemble de la création. Tout était parfait, toutes les choses créées étaient à leur place…
Enfin, le Grand Artisan a ordonné que cette créature qui ne recevrait rien qui lui soit propre ait la possession conjointe de toute nature qui avait été donnée à toute autre créature.
Il fit de l’homme une créature de nature indéterminée et indifférente et, le plaçant au milieu du monde, lui dit :
Adam, nous ne te donnons aucun lieu fixe pour vivre… selon tes désirs et ton jugement, tu auras et posséderas n’importe quel lieu pour vivre… tu pourras choisir toi-même les limites et les bornes de ta nature. Nous t’avons placé au centre du monde pour que … avec le libre choix et la dignité, tu puisses te façonner dans la forme que tu choisis. À toi est accordé le pouvoir de te dégrader dans les formes inférieures de la vie, les bêtes, et à toi est accordé le pouvoir, contenu dans ton intellect et ton jugement, de renaître dans les formes supérieures, le divin.
Pic donne ainsi une conclusion à sa pensée :
A l’homme il est permis d’être tout ce qu’il choisit d’être ! … l’homme, lorsqu’il est entré dans la vie, le Père a donné les graines de toutes les sortes et de toutes les manières de vivre possibles. Quelles que soient les graines que chaque homme sème et cultive, elles grandiront et lui porteront leur fruit propre.
Si ces graines sont végétatives, il sera comme une plante. Si ces graines sont sensibles, il sera comme un animal. Si ces graines sont intellectuelles, il sera un ange et le fils de Dieu. Et si, satisfait d’aucune chose créée, il se retire au centre de sa propre unité, son âme spirituelle, unie à Dieu, seule dans les ténèbres de Dieu, qui est au-dessus de tout, il dépassera toute chose créée.
Qui ne pourrait s’empêcher d’admirer ce grand métamorphe ? En fait, comment pourrait-on admirer autre chose ? »
Pic nous donne à juste titre le conseil suivant :
» …nous devons comprendre que nous devons y veiller sérieusement, afin qu’il ne soit jamais dit à notre désavantage que nous sommes nés dans une position privilégiée mais que nous n’avons pas su en prendre conscience et que nous sommes devenus des animaux et des bêtes insensées… qu’une sainte ambition entre dans nos âmes ; ne nous contentons pas de la médiocrité, mais recherchons plutôt le plus haut et dépensons toutes nos forces pour l’atteindre. Dédaignons (considérons comme indignes) les choses terrestres, méprisons (regardons de haut) les choses du ciel, et, jugeant peu ce qui est dans le monde, volons vers la cour qui réside au-delà du monde et près de Dieu. »
Le défi vers la véritable humanité comme chemin spirituel
Pic nous montre ensuite le chemin intérieur, c’est-à-dire une manière concrète de transformer ses sublimes paroles en réalité dans notre propre vie. Il parle de l’homme qui se connaît lui-même, de la reconnaissance de la nature dualisée (c’est-à-dire contradictoire) de la réalité, de la purification de la vie au sens moral et rationnel, et de l’unification de l’âme avec l’Esprit.
Que le « Roi de gloire, le Père » entre dans la Maison de l’âme comme un invité de l’âme. L’âme, comme une jeune mariée, parée d’une robe d’or, le prendra pour époux, pour ne plus jamais être séparée de lui, « oubliant son propre moi et désirant mourir pour vivre dans son époux ».
Pic nous aide à démasquer notre propre état d’être, c’est-à-dire l’état d’humanité déchue et indigne, mais il nous montre aussi qu’il existe réellement en nous un germe d’humanité véritable et qu’il y a un chemin pour y parvenir, un chemin bien tracé et solide ! C’est le défi suprême de l’homme moderne, de l’homme en tant qu’être, en tant que création dans l’univers.
________________________________________
Sources :
- Pic de la Mirandole, De la dignité de l’homme, éditions L’Éclat, 1993.
- Richard Hooker, Pico Della Mirandola: Oration On the Dignity Of Man.
- http://public.wsu.edu/~brians