Demeurer dans le « non-savoir »

Interview de Merlijn Twaalfhoven, compositeur et musicien

Demeurer dans le « non-savoir »

Merlijn Twaalfhoven ne s’intéresse pas seulement à tout ce qui a trait à la musique, mais il ressent aussi comme une urgence de faire quelque chose en faveur de l’humanité. Depuis quelques années, les commandes musicales qu’il reçoit sont des opportunités pour lui d’offrir aux gens, souvent en dehors du théâtre, une expérience substantielle et aussi de favoriser le contact entre eux. Fort de ces expériences, il ne considère plus l’art en tant que produit final, mais s’intéresse plutôt aux différents processus qui jalonnent une création artistique. Merlijn s’exprime toujours de façon enthousiaste, rapide, très dynamique. Non seulement il se passionne pour beaucoup de sujets, mais il observe et discerne tout ce qui pourrait se faire autrement.

 

Tu as beaucoup étudié, tu as appris à jouer d’un instrument de musique au Conservatoire, tu es compositeur et as étudié aussi différents domaines de la musique et de l’art à l’Université. Mais aujourd’hui, tu t’es donné aussi une mission, celle de vouloir transmettre quelque chose aux autres. Apprendre : qu’est-ce que cela signifie pour toi ?

Pour être honnête, je n’utilise pas souvent le mot « apprendre ». Je préfère parler plutôt de perception. Je réfléchis beaucoup à la manière dont nous pouvons faire en sorte de bien percevoir, d’observer clairement. Bien sûr, la perception objective n’existe pas en soi, mais nous pouvons faire en sorte de créer les conditions d’une perception aussi ouverte que possible. Par exemple, il est bon de ne pas être intoxiqué par certaines substances ou autres, mais il existe aussi de nombreuses formes de micro intoxication, comme celles de consommer les actualités, de répondre à des messages non sollicités ou avoir une opinion sur tout et vouloir à tout prix la partager.

Ma pensée a connu un changement de paradigme lors d’un séjour au Japon à l’âge de 26 ans. En Occident, nous pensons souvent en termes de bien et de mal, de supérieur et inférieur. Nous mettons tout dans des petits « casiers » avec la signification morale appropriée. Mais au Japon, c’est très différent. Là-bas, la vision du monde c’est que tout ce qu’on voit autour de soi a une âme (animisme). Il y a, pour ainsi dire, toutes sortes de forces qui interagissent, donnent et prennent, et on essaie alors d’être en harmonie avec elles, d’accepter ce qui est. Par exemple, si vous construisez une maison, vous remerciez l’esprit de la forêt et vous lui demandez pardon pour avoir coupé le bois, mais en même temps, vous servez aussi l’esprit de la maison que vous êtes en train de construire. Un autre bel exemple : là-bas on boit du thé toute la journée, mais pourtant il existe la cérémonie du thé, car tout ce qui se fait au quotidien a quelque chose de sacré en soi, si vous y êtes vraiment attentif. Cette expérience du Japon m’a ouvert à une toute autre façon de voir et de vivre, à une perspective entièrement nouvelle sur le monde.

Pour moi apprendre signifie d’abord garder une perception grande ouverte.

 

Comment réussit-on cela, observer ouvertement ? Que faut-il faire ?

Il y a beaucoup de choses qui peuvent rendre l’ouverture de la perception difficile ou la favoriser. Par exemple la notion de temps joue un rôle. Peut-on « vivre » dans le moment présent ? Car lorsqu’on vit dans le passé ou le futur, on ne peut pas percevoir ouvertement, parce que nos pensées, nos sens et notre conscience sont ailleurs. C’est comme si on avait des œillères nous permettant de ne voir que certaines choses, en excluant le reste.

La notion d’espace y joue également un rôle. Nous avons tendance à remplir notre monde de plein d’idées, d’objets et de certitudes. Il faut que tout soit aussi efficace que possible et tout ce qu’on fait doit être utile, c’est du moins la teneur dominante actuelle. Je trouve important de créer un espace qui ne soit pas coloré par les choses qu’on a déjà décidées, donc créer un espace pour le « non-savoir ». Quand on peut vraiment observer ouvertement, on est aussi en mesure de voir des choses qui nous surprennent. Ce sont des choses inattendues, qui nous touchent. C’est à ce moment-là qu’on apprend vraiment. D’un autre côté, il est souvent indispensable de simplifier notre monde en le réduisant à l’état fonctionnel et symbolique. De cette manière, nous pouvons être efficace et bien orienté sur l’objectif final.

Quand mes enfants étaient encore petits nous jouions à ce petit jeu. Nous arrivions à un carrefour et nous regardions la couleur rouge. « Oh la belle couleur rouge ! » Puis, nous regardions à son tour la couleur verte. « Oh quelle belle couleur, ce vert. » Ensuite, nous regardions la couleur orange. « Oui, c’est aussi une couleur spéciale. » Et après de nouveau la couleur rouge. « Bon, maintenant ça devient ennuyeux, partons. »

Vous voyez, cette orientation vers un objectif et la capacité de répondre à notre environnement en fonction d’étiquettes, c’est un réflexe tellement pratique. Mais l’on apprend encore mieux dans des moments d’attente, la période actuelle en est un exemple. Dans cette attente, on est ouvert à toutes les choses nouvelles que l’environnement veut nous révéler.

 

Qu’avons-nous à apprendre en tant qu’êtres humains, selon toi ?

Le monde est devenu incroyablement complexe. Autrefois, un être humain savait ce qu’il allait faire plus tard ; il lui suffisait d’observer ce que ses parents faisaient et il savait quelle profession il allait exercer. La religion était là pour les choses qu’on ne pouvait pas expliquer et cela nous offrait une certitude face à la maladie et la mort. Mais de nos jours, on peut devenir tout ce qu’on veut, du moins pour un temps. Et la religion n’est plus la réponse attendue et qui va de soi. Le soutien qu’elle offrait aux gens a disparu, mais cela ne signifie pas que les gens ne soient plus à la recherche de certitudes.

La consommation, le fait de consommer, attribuant une valeur à chaque chose, s’est développé de manière très astucieuse au cours des cent dernières années ; elle est devenue un ancrage dans notre vie. Donc, si l’on achète tel ou tel produit, on a en retour quelque chose à quoi s’accrocher, qui nous révèle qui nous sommes et qui nous voulons être. Et avec la nouvelle saison qui pointe à l’horizon, il faut à nouveau tout renouveler chez soi. Ainsi, on s’écarte du sentiment de malaise donné par le « non-savoir ». Cependant tout le monde se rend bien compte que la planète ne peut pas se rééquilibrer et gérer cela. À ce sujet, il est effectivement légitime d’être profondément inquiet. D’où la question : à quoi t’accroches-tu encore et combien d’accroches as-tu encore besoin ?

Durant mon enfance et adolescence, j’étais en contact avec une communauté initiatique Rose-Croix qui évoque souvent la notion de « chercheur ». Je vois cela comme une phase durant laquelle on doit d’abord sortir d’un état d’ébriété, comme celui que procure la consommation. Il y a aussi un paradoxe : il faut se sentir en sécurité pour pouvoir poser certaines questions. Donc, pour pouvoir douter, il faut aussi avoir des certitudes. Par exemple, la sécurité d’un environnement social où les gens comprennent qu’on se pose des questions et qu’on a des doutes. Actuellement, on a le droit d’être chercheur en fonction de notre vérité propre. Mais de toute façon, tout commence par être dans le « non-savoir ».

 

Tu parles d’être dans le « non-savoir ». Est-ce cela qui te préoccupe tant actuellement, cet art de l’incertitude ?

Oui, c’est se sentir ok malgré l’absence d’ancrage. Les artistes connaissent très bien cet état, car d’une toile blanche, ils vont commencer à créer quelque chose à partir de rien. Du reste, je suis de moins en moins préoccupé par le produit final, comme je l’étais lorsque je me disais compositeur. Bien sûr, j’éprouve toujours du plaisir avec un beau morceau de violon. Mais ce qui est encore plus précieux pour moi, c’est le processus de recherche et d’investigation. Comment l’environnement réagit-il à ce que je fais, quelle va être alors ma prochaine étape ? Il s’agit d’embrasser l’incertitude. Cela n’a pas vocation à être forcément efficace ou nécessaire. L’art « est » tout simplement. C’est pourquoi je trouve vraiment dommage que l’art soit devenu partie prenante de l’économie au cours du dernier siècle et demi, qu’il soit perçu comme utile, l’artiste étant le professionnel qui sait.

Je veux me mettre à la disposition de l’artiste qui est en chacun de nous. Cet « esprit d’artiste » pourrait aider tous et chacun en particulier à chercher des solutions aux problèmes et à se sentir bien malgré l’absence d’ancrage. Si le confinement actuel doit nous apprendre quelque chose, c’est bien que l’avenir est imprévisible. Et maintenant quoi faire ?

 

Comment peut-on obtenir cela, un état d’esprit d’artiste ?

Ce n’est pas quelque chose que l’on trouve dans un livre. Mais on peut créer des conditions pour cela : par exemple, être ouvert et observer l’étonnement en soi. C’est accepter la beauté aussi, je vois cela comme une condition importante pour pouvoir se relier à quelque chose.

Pour moi, c’est une évidence que notre ego se met toujours en travers, mais j’ai du mal avec ce que l’on entend parfois par « se détacher du monde ». Car c’est précisément ce qui me motive : rencontrer des gens, se connecter avec tout et tout le monde, voir la beauté du monde, cachée derrière l’apparence. Si, dans la rencontre avec les autres, on se sent intensément relié, je pense que cela vainc l’égo. C’est alors qu’on éprouve de l’émerveillement pour ce monde complexe, pour la quête et l’effort des autres, parce qu’on reconnaît aussi leurs peurs et leurs incertitudes. Cela résonne peut-être comme un paradoxe, mais la connexion avec les autres nous offre la liberté de lâcher nos propres peurs. La peur pour nos biens ou la matière en général est alors si relative. J’en ai fait l’expérience lorsque j’ai travaillé comme compositeur et musicien dans des camps de réfugiés. J’ai d’abord pensé que leur culture était très différente de la nôtre, que nous aurions du mal à nous rejoindre. Mais en musique, nous étions capables de partager tellement de choses, nos émotions, nos sentiments sont tous si immédiats. Alors après avoir relativisé ma propre individualité, j’ai ressenti la relation, le lien entre nous. L’unité.

Le paradoxe que je veux décrire ici c’est qu’en me reliant aux autres, je suis alors en état de lâcher prise.

Donc, comme condition à cet esprit d’artiste, je pense qu’il faut que nous nous sentions reliés à l’ensemble, que nous ayons confiance et aussi le courage de faire quelque chose nous-mêmes aussi. Il y a vraiment beaucoup de choses à changer. Il ne s’agit pas d’un processus passif, car seuls les poissons morts flottent dans le sens du courant. Dans la littérature zen, par exemple, le fait de bouger avec le courant est un comportement très actif.

En tant qu’être humain, on vit dans un état d’aspiration. On aspire à ce qui est plus élevé, ou à faire quelque chose que l’on doit faire, une urgence. Grâce à cette solidarité qui est en fait une confiance, on a aussi le courage de réaliser des actes concrets. Un peu comme dans une histoire chevaleresque.

 

Tu as dit quelque part que tu aimerais vivre des centaines d’années. Que voudrais-tu accomplir de si important ?

La vie, dont nous faisons partie est un si grand prodige. Je vois tant de possibilités ! Hélas, il y a aussi tant de choses que je ne vais pas pouvoir faire, des pays que je ne vais pas pouvoir parcourir, des gens que je ne rencontrerai pas. Je pense qu’il est important de pouvoir changer les choses, afin de rendre le monde plus beau. C’est terriblement frustrant de ne pouvoir disposer que de si peu de temps pour cela.

À l’avenir, je veux pouvoir partager les prises de conscience relatives à cet esprit d’artiste et rendre ce processus accessible, le faire ensemble avec des gens qui en ont quelque notion, comme les artistes par exemple. Comment peut-on aborder la vie avec cette perception ouverte, l’aspect ludique et le pouvoir de l’imagination ? Je voudrais apporter ces principes au monde entier. Afin de pouvoir se détacher de ce sentiment de carence permanente. C’est ce que la planète attend de nous. Non pas plus de croissance économique, mais donner justement la priorité aux choses qui sont constructives pour nous les humains, et pour notre planète. C’est une question de solidarité, de la façon dont les gens se connectent entre eux, comment ils s’aident les uns les autres, se soutiennent et peuvent apprendre mutuellement. Ce sont ces valeurs humaines justement qui, en temps de confinement remontent à la surface.

En tant qu’homme spirituel, je pense à créer de l’espace. Lorsqu’on arrive à faire taire le brouhaha dans notre tête et dans la société. Non pas en recherchant une atmosphère de trans, ou dans l’état de relaxation d’un cours de yoga ou autre. Mais dans un état actif de non-savoir, c’est-à-dire un état d’éveil et de vigilance à la fois. Une voix se rend perceptible alors, venant du plus profond de soi-même. C’est d’ailleurs peut-être paradoxal que je parle de ce silence. Car moi-même j’aimerais beaucoup m’engager à réveiller cela chez d’autres gens. Donc ce dont je parle c’est bien de ralentir, mais c’est un énorme défi pour moi, que de trouver plus de paix. Parce que j’éprouve l’urgence de partager ces révélations de conscience.

 

Qui est Merlijn Twaalfhoven ?

Merlijn

Merlijn Twaalfhoven (1976) est un compositeur, chef d’orchestre et directeur culturel néerlandais. Il a étudié, durant ses études secondaires, au Conservatoire Royal de La Haye aux Pays-Bas. À Amsterdam, il a poursuivi ses études avec la composition, le violon alto ainsi que l’Histoire de l’Art et l’ethnomusicologie.

Merlijn a 44 ans et a été toute sa vie un homme bien occupé, faisant beaucoup de choses à la fois et ne voulant pas choisir. L’espace joue souvent un rôle important dans son travail, souvent en dehors d’une scène de spectacle. Très tôt dans sa carrière il s’est démarqué, par exemple lorsqu’il a demandé à 400 chypriotes turcs et chypriotes grecs de jouer la pièce musicale Long distance call sur les toits et les balcons des deux côtés de la frontière. Les thèmes de son travail sont le silence, la rencontre et la perturbation. Depuis quelques années, l’art en tant que produit final n’occupe plus une place centrale, mais c’est plutôt le processus qui intéresse Merlijn et ce qu’il appelle l’état d’esprit de l’artiste. Dans ce but, il a fondé le Turn Club. Il invite ses co-artistes à diffuser plus largement leur pensée et leurs interactions avec la société afin de relever les défis de notre temps.

Merlijn rédige une mise à jour hebdomadaire truffée d’inspirations et d’exemples d’interactions entre l’art et la société. Vous pouvez vous y inscrire via www.turnclub.org

Merlijn Twaalfhoven, Het is aan ons (À nous de jouer), éditions atlas contact, 2020, Amsterdam.

Tout être humain est créatif par nature. La beauté, l’imagination et le jeu font de nous ce que nous sommes. Alors pourquoi sous-traiter la fabrication de l’art à des professionnels ? Dans ce livre, Merlijn Twaalfhoven nous explique comment renforcer et développer notre capacité à rendre tangibles les émotions, les doutes et les rêves.

Ce n’est pas un luxe. En ces temps de grands changements et d’incertitude, il est important que nous nous formions à un idéalisme pratique et que nous nous attaquions aux grands et petits problèmes du monde avec un esprit artistique.

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Date: août 4, 2020
Auteur: Ansfrida Vreeburg (Netherlands)
Photo: Ri Butov via Pixabay

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