Il y a toujours eu dans le monde des âmes nobles et combattantes, des cœurs de chevalier. Notre époque regorge de luttes pour rétablir « l’ordre et la justice ». La société actuelle place les jeunes générations devant une batterie de responsabilités : écologique, sociale, humanitaire et maintenant sanitaire. La responsabilisation devient culpabilisation. Les cœurs de chevaliers, toujours servants, plein d’énergie, sont happés d’une cause à l’autre. On les voit activistes pour le climat, manifestant pour ou contre telle ou telle revendication, ou encore pleins de zèle dans l’engagement politique pour « changer le système de l’intérieur ». Bien souvent, malheureusement, la grande machine industrielle, par ses mille bouches médiatiques, n’offre aux âmes nobles qu’une modeste occasion de réparer les torts qu’elle cause elle-même en permanence. Ainsi, la chevalerie humaine qui existe de tout temps et en tous lieux, est dispersée dans des combats à la Don Quichotte où les moulins à vent ont tourné en éoliennes.
« Comment osez-vous dire une chose pareille ? N’est-il pas essentiel de sauver la planète ? Vous ne pensez qu’à vous ! »
Attendez… L’objet de cet article est de rappeler que l’âme, noble et combattante, est une réalité intemporelle dans l’humanité. Les chevaux sont au pré, ou réduits sous les capots des voitures, les épées sont dans leur fourreau, les boucliers ont disparu… bref… Pourquoi parlerait-on encore de chevalerie ? C’est fini et on ne revient pas en arrière, comme l’exprime le Hagakure, de Jocho Yamamoto :
« Il est dit que ce qu’on appelle l’esprit d’une époque est une chose à laquelle on ne peut pas revenir. Et si cet esprit se dissipe progressivement, c’est que le monde approche de sa fin. Aussi, même si l’on souhaite changer le monde et revenir à l’esprit d’il y a cent ans ou plus, cela ne se peut. C’est pourquoi il faut tirer le meilleur parti de chaque génération ».
Pour ne pas se perdre dans une rêverie romantique, il faut bien comprendre que nous parlons « d’âme combattante » et pas seulement de héros tout en muscle. Nous parlons de chevalerie parce que Rudolf Steiner déclarait au début du XXe siècle : « Ce qui nous fait défaut, c’est une chevalerie du Graal. » Il parlait de cela pour répondre aux problèmes qu’il voyait se profiler dans le développement matérialiste que prenait la société moderne. Il devinait les cataclysmes qu’engendrerait la libération des forces de l’électricité, de l’énergie atomique ainsi que la « mécanisation » du monde. Comme d’autres hommes qui l’exprimèrent différemment au cours du siècle dernier, Steiner ressentait, dans le chemin qu’empruntait la civilisation, une attaque frontale contre l’âme et l’esprit humains, et en même temps une expérience douloureuse que l’humanité s’inflige et dont chacun doit sortir victorieux. C’est pour cela que lorsque nous parlons de chevalerie, nous ne projetons, encore une fois, aucune image du passé matériel mais recherchons les racines éternelles qui inspirent les actions justes à mener.
La chevalerie, c’est la voie du combat dans le sens de l’action dynamique et dans l’idée de servir. Le Graal, c’est la coupe où est recueilli symboliquement le sang du Christ. C’est aussi une pierre magique qui rayonne au centre de la Table Ronde comme un réservoir de force, le chaudron où se fondent les douze chevaliers qui l’entourent. La chevalerie du Graal, en termes modernes, ce serait donc un cercle de personnes dynamiques, au service, et qui génère de la force. Si on en reste là, tout chef d’entreprise, capitaine d’équipe de foot ou président d’association finirait par se dire : « Hé ! Nous aussi alors nous sommes des chevaliers du Graal ! »… Allons donc un peu plus loin.
Les mythes sont comme des modes d’emploi, des schémas simplifiés qui nous montrent une réalité hors du commun. Les chevaliers du Graal se réunissent autour d’une table ronde, à laquelle ils ont été invités à siéger suite à la reconnaissance de leurs qualités et de leur service. Il n’y a pas un nombre infini de sièges. Il y en a douze, nombre symbolique de l’unité dynamique. C’est la résolution du conflit entre l’individu (1) et l’autre (2) dans la création d’une vie nouvelle et fraternelle (1+2=3). Il faut au moins trois éléments pour réaliser une forme géométrique qui surpasse la plate opposition de deux points. Dans le Parzifal de Wolfram von Eschenbach, on voit même chaque chevalier siégeant avec sa Dame à ses côtés. Ils sont unis comme le corps (le chevalier, le moi), et l’âme (la Dame), et partagent avec les autres membres de la Table, l’Esprit, le Fils unique de Dieu en tous, Christ rayonnant de la coupe du Graal. Il y a bien un roi à la Table Ronde, mais il est à la même distance de la coupe centrale que les autres membres. Il n’a donc pas de rapport privilégié avec l’Esprit. Les chevaliers sont « égaux » devant le véritable Seigneur qui n’est pas de ce monde. Une fois encore, Rudolf Steiner avait indiqué que les valeurs de la Révolution française, Liberté, Égalité, Fraternité, étaient en rapport avec la Table Ronde. Il s’agit de vertus de la conscience qu’il faut conquérir, à l’image de la chevalerie. Il est trompeur et funeste de croire que ce sont des dons innés qui s’appliquent systématiquement dans le monde social et politique. La Table Ronde est un plateau spirituel sur lequel se sont hissés les chevaliers. À cette hauteur, ils forment une fraternité où ils se reconnaissent dans un même combat. Ils se respectent dans l’égalité de leur place de serviteur de l’Esprit qui anime toute chose. Dans la chaleur de cette fraternité, ils connaissent ce que la tradition appelle la liberté des enfants de Dieu. Ils ne sont plus errants. Le chevalier errant cherche un seigneur ou une Dame à servir. Il ne peut vivre pour lui-même. Son errance solitaire n’est pas la liberté, c’est une prison stérile, une aliénation. Cela pas simplement parce qu’il est seul, mais surtout parce qu’il n’a pas accès à l’Esprit, il ne partage pas consciemment la source de vie, la racine centrale et commune de la Table Ronde. Le Graal peut passer devant le chevalier, s’il n’est pas prêt, il ne le voit pas et continue à le chercher. L’errance s’achève lorsque le Graal est vu. Le chevalier ne cherche plus, il perçoit la réalité et se sait appartenir à l’univers cohérent du Graal. Il est libéré de son ignorance. Telle est sa liberté.
En voilà de beaux mots, mais quel est le rapport concret avec le début de l’article, avec la question de l’action des âmes nobles dans le monde ? Fragmentation, division, éparpillement sont des termes qui caractérisent à merveille notre état de conscience. Nous sommes littéralement « pixellisés » par nos problèmes personnels, et cela depuis l’aube des temps, mais nous y ajoutons en plus la masse d’informations dont nous submergent les médias par toutes les connections possibles. Ainsi, l’organisme humain, ce miracle de subtilité chimique et électromagnétique, avec ce cerveau capteur, ce cœur qui bat mystérieusement… ce royaume cosmique corporel dont nous avons la charge est à l’image de la terre qui nous porte. Nous y semons chaque jour davantage de désordre et de pollution. Même en cherchant à améliorer les choses, on finit le plus souvent par amplifier ce chaos car notre action est encore trop spécialisée, partielle, sans vue d’ensemble à long terme… précipitée. Comme Perceval, nous sommes des chevaliers en armes le jour de la Pentecôte. Dans l’élan d’une quête frénétique, nous oublions ce que nous cherchons. Des paysans voient Perceval et lui rappellent qu’à la Pentecôte, on ne porte pas d’arme, c’est un jour de trêve et de repos ; un arrêt dans le cours habituel des activités pour célébrer le Seigneur, la Source de toute vie ordonnée. Le chevalier se rend alors compte qu’il erre depuis cinq années à la recherche du Graal, mais il s’est perdu dans les méandres de sa propre vie jusqu’à oublier l’objet de sa quête et le Dieu même qu’il s’était engagé à servir. Missionné, il est devenu sourd et aveugle à l’ordre de mission. Perceval est ainsi envoyé dans la forêt où vit son oncle ermite qui l’accueille et le coupe ainsi de son train de vie ordinaire. Durant ce temps de retraite, l’ermite enseigne le chevalier sur la noblesse de son origine et lui donne une prière secrète : l’ordre de mission. Perceval repart ainsi vers le Graal, armé de la connaissance.
En ce qui nous concerne, il paraît nécessaire de marquer un arrêt radical de nos activités pour retrouver le son originel de la « forêt intérieure ». Cela commence par prendre conscience du vacarme constant de notre pensée, et de se rendre compte que c’est justement ce chaos mental et émotionnel que nous projetons dans nos relations, au monde et aux autres, et qui forme la « société ». C’est le premier acte de la chevalerie du Graal, la prise de conscience de participer chaque jour activement au désordre du monde. Par ce regard attentif porté en soi-même, on peut commencer à discerner l’ordre silencieux de la conscience des bruits parasitaires. On peut trancher dans le soi-disant confort et les divertissements qui abrutissent les organes subtils de l’âme. C’est la phase « ermite » où l’on devient ami de la simplicité, héritier du vide spacieux que Diogène le Cynique, les Cathares ou les Chevaliers du Temple nous ont légué. On découvre ainsi, par sa propre expérience intérieure ce que peut être l’Harmonie et la Justice en traquant l’hypocrisie du conformisme. À ce point, il devient nécessaire de trouver des « frères d’armes » pour former une Table Ronde, qu’en langage actuel on pourrait qualifier de groupe ou plus précisément de Cercle de Force. Un tel groupe, uni dans une quête sincère et dynamique de la vérité génère une force de conscience et de connaissance qui peut se manifester par un changement collectif du mode de vie, non à l’échelle de la planète entière, mais à celle de ce groupe qui influence dès lors subtilement toute l’humanité. Partant de là, de tels cercles de force peuvent effectivement former une «chevalerie » dans le sens où ils sont dépositaires d’une conscience et d’une force puisant sa source dans l’ordre silencieux de l’âme, la citadelle intérieure, l’inviolable Château du Graal. De cette conscience découle naturellement un ordre de vie respectueux des autres hommes et du cosmos. L’homme comme la femme deviennent alors des chevaliers, des âmes menant leur cheval (leur corps) dans la direction voulue à l’origine, et non plus des cavaliers endormis sur leurs montures qui n’en font qu’à leur ventre.
La formation de tels cercles se fera de bien des façons et sous bien des noms, qu’importe, puisque la Chevalerie est une fraternité qui siège au-dessus du temps et de l’espace. Elle attend simplement des candidats en disposition d’apprendre et de servir pour devenir des humains accomplis selon l’Art Royal : des chevaliers. Mais pour commencer, il faut refuser la somnolence de la conscience ordinaire, il faut se réveiller :
« Nous parlons ici en particulier à l’intention de ceux qui sont jeunes et qui ont encore toute la vie devant eux. Et nous leur répétons, au cas où ils n’auraient pas encore compris : brisez les liens avec lesquels on vous a enchaînés depuis votre naissance. Refusez d’entrer dans l’accoutumance de cet ordre déchu. Considérez votre vocation d’enfant de Dieu. Sans doute alors ne serez-vous pas comblés de richesses et mènerez-vous une vie pauvre aux yeux des habitants de la ville de Basalte, mais vous serez très riches, fabuleusement riches, en tant qu’habitants de la ville du Christ. On demande des travailleurs qui aient le courage de déchirer les illusions à travers misère, douleurs et chagrin, au milieu du pays des barbares ; des constructeurs qui se mettent en route vers le port salvateur. » Christianopolis, Jan van Rijckenborgh