Le temps « passe-t-il » réellement ?
Ou bien est-ce nous qui passons à travers un continuum espace/temps ?
Nous avons à cet égard la même attitude qu’avec le cycle solaire quotidien. Nous disons : « le soleil se lève / le soleil se couche », alors que nous savons très bien que ce n’est pas le cas. C’est la Terre qui tourne autour du soleil et sur elle-même. Dire le soleil se lève, c’est une commodité. C’est surtout une vieille tendance bien tenace à tout considérer à partir de notre propre point de vue. Changer de formulation sans changer de point de vue n’aurait aucun sens, et apporterait plus de confusion que d’éclaircissement sur le sujet. Changer de point de vue, donc, mais à condition que cela vaille le coup… que les gens se comprennent mieux, par exemple.
Nous comprenant mieux les uns les autres, nous apprendrions, petit à petit, à nous tolérer, à nous apprécier, à nous entraider. Il y aurait moins de conflits. Ce serait un point de vue à partir duquel l’intérêt personnel n’est pas au centre de l’attention. Un lieu où l’on saurait que nous sommes tous et toutes en mouvement autour d’un même centre de force-lumière, un soleil qui rayonne pour tout et tous.
Le problème, c’est que cette vision des choses est une parfaite utopie, née de notre imagination ; c’est très beau et attrayant, mais irréalisable. Alors, on laisse tomber ? On continue à regarder le soleil se lever et se coucher ? On continue à dire que le temps passe ? On continue à avoir des passe-temps ?
Quand je suis en panique spirituelle, comme là, je prends le Tao Te King. S’il me fallait emporter un seul livre sur une île déserte, ce serait sans conteste le Tao Te King. Voilà un traité d’enseignement spirituel condensé en 81 chapitres, dont aucun n’excède 200 mots. Pourtant, rien ne manque. J’ai relu récemment le chapitre 14 :
Regarde Tao, tu ne le vois pas / Écoute Tao, tu ne l’entends pas / Touche Tao, tu ne palpes rien / En haut, il n’est pas éclairé ; en bas il n’est pas obscur / Allant à sa rencontre, tu ne vois pas sa face ; le suivant, tu ne vois pas son dos / Forme sans forme, il est indéterminé, éternel, sans nom / Pratique le Tao et tu régleras ton existence.
Voilà qui a de quoi laisser perplexe. De toute évidence, Tao est un mystère. Il échappe à tous nos codes et modes de perception. Mais c’est en le pratiquant qu’on peut régler notre existence actuelle. Lao Tseu n’emploie pas le conditionnel : « Pratique Tao et tu régleras ton existence ! » Ce que tu vois, ce que tu entends, ce que tu touches, tes certitudes, tes croyances, tout cela c’est juste ton point de vue. Tu regardes le temps passer, de ton point de vue. C’est comme les deux vaches qui broutent paisiblement dans un champ, et qui voient passer le TGV. La première dit à l’autre : « Meuh la la, j’ai à peine vu le train passer ; c’est fou comme le temps passe vite ! ». Et l’autre répond : « Meuh non, c’est la vitesse du train qui a augmenté ». Pendant ce temps-là, les passagers du TGV n’ont pas forcément conscience que le train dans lequel ils sont installés roule à 320 km/h, soit deux fois plus vite que les trains classiques. Le temps, lui, n’a pas changé. Tout comme l’espace, nous l’avons décomposé en unités artificielles que nous avons inventées de toutes pièces.
Ceci dit, est-ce que ça change vraiment quelque chose, de se dire que ce n’est pas le temps qui passe mais que c’est nous qui passons dans le temps ? Le sort de l’humanité va-t-il en être impacté ? Vais-je mieux comprendre mon prochain ? Et bien, je crois que oui. J’en ai même l’intime conviction. Nous vivons dans un champ d’informations, le champ de vie et d’expériences de l’humanité. Quand vous visitez la grotte de Lascaux, en Dordogne (France), ou le site d’Angkor Vat (Cambodge), ou le temple d’Abou-Simbel (Égypte), vous êtes touchés par le même émoi, parce que le sens du sacré en l’homme n’est pas soumis à l’espace ni au temps. Il est instantané, immédiat. C’est aussi pourquoi le Tao Te King résonne aussi vrai aujourd’hui qu’hier : « Attachez-vous à la grande idée, et le monde avancera, sans peine, dans la paix, la sérénité et l’abondance. La musique et la bonne chère attirent le voyageur de passage, et il s’arrête. Mais ce qui vient du Tao ne flatte pas le palais, car il est sans saveur. On le regarde, mais cela ne suffit pas pour le voir ; on l’écoute, mais cela ne suffit pas pour l’entendre. Si on a recours à Tao, on ne peut l’épuiser. » Tao Te King, chap. 35.
Le Tao est l’expression du sens du sacré, qu’un ou plusieurs hommes et femmes sont allés chercher dans leur jardin intérieur, et qu’ils ont déposé dans le champ d’informations de l’humanité. Quand je m’extrais de la soumission à l’espace/temps, je me tiens devant la porte de la chambre aux trésors. Je n’ai qu’à entrer. Il n’y a pas à avoir peur du sacré. Le sacré est déjà en nous, invisible, inaudible, intouchable, inépuisable. Et à chaque fois qu’un homme, une femme, un enfant, pénètre dans cette chambre aux trésors, les conséquences pour ses semblables sont insoupçonnables et incalculables. Je suis également intimement convaincu que, depuis 1968, une fenêtre de cette chambre aux trésors s’est ouverte pour le monde, et que les désordres mondiaux de toute nature que nous subissons depuis, en sont les conséquences. De la même manière, il y a 2000 ans, au mont Golgotha, ce n’est pas une fenêtre, mais une grande porte, qui s’est ouverte pour l’humanité grâce à Jésus de Nazareth.
À chaque fois qu’un tel événement se produit, trois grands types de réactions se manifestent :
- « refermez cette porte ! Ça fait courant d’air ! »
- « Viens, entrons, j’attends ce moment depuis si longtemps ! »
- « Bah, on va faire avec ; passe-moi mon gilet ! »
Répulsion – Attraction – Neutralité : les trois aspects magnétiques de notre champ d’existence.
Si chaque matin, quand tu vois le soleil apparaître derrière la colline ou les immeubles, tu te dis : « je suis sur la Terre, je suis en mouvement, et je te salue Soleil », ce ne sera pas la même chose que si tu penses : « bon, allez, c’est l’heure, il faut que je me lève sinon je vais être en retard ».
Ce soleil, il est aussi au centre de la chambre aux trésors, la chambre sacrée de l’humanité. Nos sociétés, nos constructions, nos philosophies, subissent l’usure du temps. Même Dieu à vieilli ! Mais le temps et l’espace n’ont pas d’emprise sur le sacré. Le sacré est inusable ; le sacré est intemporel. Et si ce n’est pas le temps qui passe, c’est nous qui passons dans le temps ; cela dépend de notre point de vue : dans la demeure solaire du sacré, ou dans le puits de l’espace/temps ? Ce n’est pas la même chose.
Sans franchir le seuil de ta porte, tu peux connaître tout l’Univers ; sans regarder par ta fenêtre, tu peux contempler le Tao du ciel. Plus on s’éloigne, moins on acquiert de connaissance. C’est pourquoi le sage aboutit sans se mouvoir, nomme sans regarder, et accomplit sans agir
Tao Te King, chap. 47