La question de savoir comment naissent les perceptions sensorielles, et quel rôle elles jouent dans notre expérience et dans notre développement, a occupé de nombreuses personnes. Aristote, par exemple, considère que la capacité de perception sensorielle permet de distinguer les animaux des plantes. [1] Pour qu’un animal puisse grandir, vivre et se reproduire, il doit pouvoir s’orienter dans le monde. La capacité de perception sert cet objectif. En conséquence, divers organes sensoriels sont formés chez les êtres vivants pour permettre les perceptions.
Le philosophe Emanuel Kant met l’accent sur les perceptions sensorielles dans leur interaction avec l’intellect. [2] Dans une réflexion « critique », il décrit une approche permettant de saisir les « conditions de possibilité » de l’expérience humaine. Les deux approches ont occupé de nombreux penseurs profonds, du Moyen Âge jusqu’à nos jours, et ont donné lieu à une grande quantité de considérations, de réflexions et d’idées précieuses.
Une question centrale demeure toutefois : comment nos perceptions deviennent-elles la base de nos expériences ? Le phénomène de l’illusion perceptive et de l’hallucination est également une question importante à cet égard. Si ces types d’erreurs sont possibles, quelle est la fiabilité de nos perceptions directes du monde ? [3]
Perception, intellect et intention
Nos perceptions sont initialement basées sur l’activité de nos organes des sens. Grâce à eux, nous prenons part au monde extérieur. Cependant, d’autres facteurs que les organes sensoriels jouent également un rôle important dans l’émergence du contenu perceptif.
Ceci peut être illustré par l’exemple d’un jeu. Les images de différents bâtiments célèbres sont projetées sur un écran, comme la Statue de la Liberté ou la Tour Eiffel. Au début, le projecteur est flou et on ne voit que de vagues impressions de couleurs sans contours précis. Petit à petit, l’image devient plus nette. La première personne à reconnaître le bâtiment gagne. Cet exemple montre comment l’esprit et la mémoire combinent les impressions sensorielles en un tout. Ce n’est que de cette façon qu’un lien entre les impressions se crée et que l’on reconnaît le bâtiment. Kant appelle ce processus la « synthèse du multiple ».
On peut supposer que ce processus se déroule également chez les animaux. Pour eux aussi, la perception les aide à identifier des objets dans leur environnement. Chez l’homme, cependant, le processus est différencié de manière plus aiguë par l’interaction entre la pensée conceptuelle et le langage.
Ce processus joue également un rôle important dans la reconnaissance technique des images : les différents points de données d’une caméra numérique sont traités par divers outils techniques de manière à pouvoir reconnaître des objets, par exemple des lettres sur une enveloppe ou des véhicules dans le trafic routier.
Mais les contenus de la mémoire et de l’esprit ne sont pas les seuls à affluer dans nos perceptions sensorielles et à les influencer. D’autres contenus mentaux jouent également un rôle décisif. Les perceptions naissent à l’intersection des sens et de la conscience. Nos désirs ou nos craintes ont une influence importante sur ce que nous voyons. Dans la vie quotidienne, on parle parfois de ne voir que ce que l’on veut voir, ou que ce à quoi on est sensibilisé, avant même l’expérience perceptive.
Les connexions et interprétations spontanées qui ont lieu dans chaque processus perceptif nécessitent une « pré-compréhension », c’est-à-dire une idée préexistante, un concept préexistant. Nos états émotionnels et nos intentions jouent un rôle central à cet égard. Ceci est important dans de nombreux contextes afin de pouvoir réagir rapidement. La classification des perceptions dans le trafic routier doit être rapide, et le conditionnement correspondant nous permet de prendre des décisions rapides.
Mais il y a aussi une pensée « lente » à côté de cette pensée rapide. [4] Surtout lorsqu’il s’agit de percevoir les choses plus profondément et différemment, le conditionnement peut nous gêner. L’impartialité et l’ouverture d’esprit sont des conditions préalables importantes pour de nouvelles perceptions et de nouvelles idées. Il peut donc être important de s’ouvrir à des provocations constructives, de prendre conscience de ses propres perspectives, de les remettre en question et de les abandonner.
Le « quatrième état »
Nos perceptions sensorielles constituent la base de nos expériences dans le monde extérieur. Toutefois, elles ne constituent qu’un « mode » de la conscience humaine. Par exemple, quatre états sont décrits dans la Mandukya Upanishad : [5]
« Brahman est tout, et le Soi est Brahman. Ce Soi possède quatre états de conscience. Le premier est appelé Vaishvanara, dans lequel on vit avec tous les sens tournés vers l’extérieur, conscient uniquement du monde extérieur. Taijasa est le nom du second, l’état de rêve dans lequel, avec les sens tournés vers l’intérieur, on met en scène les impressions des actes passés et des désirs présents.
Le troisième état est appelé Prajna, le sommeil profond, dans lequel on ne rêve ni ne désire. Il n’y a pas d’esprit dans Prajna, il n’y a pas de séparation, mais le dormeur n’en est pas conscient. Laissez-le devenir conscient dans Prajna et cela lui ouvrira la porte de l’état de joie permanente. […]
Le quatrième est l’état superconscient appelé Turiya, ni intérieur ni extérieur, au-delà des sens et de l’intellect, dans lequel il n’y a pas d’autre que le Seigneur. Il est le but suprême de la vie. Il est la paix et l’amour infinis. Réalisez-le ! »
Ici, une perspective différente est adoptée. Le point de départ est l’affirmation que le Soi et le Brahman sont un. En tant qu’êtres vivants, nous faisons partie de la nature et, comme nos « collègues » du règne animal, nous sommes équipés d’organes sensoriels qui se sont développés sur de longues périodes et nous permettent de participer au monde extérieur.
Mais en plus de cela – selon le Mandukya – notre noyau ne fait qu’un avec la réalité suprême. Dans cette optique, il est logique qu’en plus des perceptions sensorielles, de leur structuration par l’esprit et la mémoire, de la mise en forme des expériences par les intentions et les appréhensions, on recherche un état dans lequel nous nous connectons au noyau le plus profond.
L’upanishad nomme deux formes de sommeil en plus de l’état de veille. La recherche moderne sur le sommeil fait la distinction entre les phases REM (REM=Rapid Eye Movement) et les phases NREM (non-REM). Une phase REM est un stade du sommeil caractérisé par des mouvements oculaires rapides, une accélération du rythme cardiaque, une respiration énergique et des rêves intenses. L’activité cérébrale (mesurée par électro-encéphalogramme) ressemble à celle de l’état de veille. [6]
Il est naturel d’associer cette phase à l’état de rêve du Mandukya, et les phases NREM du sommeil profond à ce que l’on appelle le « sommeil sans rêve » dans l’upanishad (bien que, selon la compréhension actuelle, les rêves aient également lieu dans cette phase, mais ils sont en fait de nature très différente de ceux des phases REM).
Selon l’upanishad, dans l’état de sommeil profond, nous faisons l’expérience de la dissolution de toute séparation, mais cela se produit sans que le dormeur en soit conscient. En revanche, dans le « quatrième état » – Turiya -, il s’agit précisément de s’éveiller à un état de pleine conscience. Cet état est décrit comme le but le plus élevé de la vie, l’atteinte de la conscience pure.
En même temps, cette conscience pure n’est pas séparée des autres états, en particulier des perceptions sensorielles. Au contraire, le quatrième état sous-tend et imprègne les trois autres états de conscience. Plus la « porte de la joie permanente » est ouverte, plus les autres états y participent. Celui qui s’éveille dans le Turiya, voit également les choses extérieures avec des yeux nouveaux.
Perspectives
Ce qui a été dit ouvre une perspective d’une très grande portée. Une telle perspective ne se trouve pas seulement dans la tradition indienne. Chez les Grecs, on pourrait parler, par exemple, de la « promenade en rêve » de Parménide [7] [8] Dans la mystique occidentale, on trouve des pensées similaires, par exemple dans l’œuvre de Maître Eckhart. [9] Et il y a certainement de nombreuses autres références dans d’autres cultures et à d’autres époques.
Tout cela est intéressant en soi, mais la question de savoir si et comment nous en faisons l’expérience est encore plus immédiate. Connaissons-nous cette immobilité, cette hésychia [10] dans laquelle nos perceptions sensorielles s’arrêtent, dans laquelle nous pouvons abandonner nos souvenirs, nos désirs et nos peurs, dans laquelle nous créons un espace de silence et d’ouverture ? Dans le Turiya, nous plongeons dans un silence qui est la base de tout véritable dynamisme, dans une profondeur où nous nous retrouvons nous-mêmes. De cette profondeur, l’upanishad prononce finalement le triple « Shanti » (paix) qui imprègne les trois autres états.
Références :
[1] De Anima t.3 ; De Sensu, 1.
[2] Kant, Emmanuel (1781) : Critique de la pensée nouvelle. Riga.
[3] Crane, Tim ; French, Craig (2021) : The Problem of Perception [Le Problème de la Perception]. Dans Edward N. Zalta (Ed.) : The Stanford Encyclopedia of Philosophy. Automne 2021 : Metaphysics Research Lab, Université de Stanford.
[4] Kahneman, Daniel (2012) : Système 1 / Système 2 : Les deux vitesses de la pensée, Flammarion.
[5] Easwaran, Eknath, The Upanishads, Nilgiri Press, p. 204.
[6] Brockhaus, Schlaf. http://brockhaus.de/ecs/enzy/article/schlaf-20 (aufgerufen am 2022-02-05)
[7] Kingsley, Peter (2001) : In the Dark Places of Wisdom [Dans les lieux sombres de la sagesse], Londres.
[8] Kingsley, Peter (2004) : Reality [Réalité], Point Reyes
[9] Steiner, Rudolf (1901) : Die Mystik im Aufgange des neu-zeitlichen Geisteslebens und ihr Verhältnis zur modernen Weltanschauung [La mystique à l’aube de la vie spirituelle moderne et son rapport à la vision moderne du monde]. 3. Auflage (2009) : Rudolf Steiner Online-Archiv.
[10] Personnification de l’immobilité dans la mythologie grecque.