L’art exprime la joie ; il peut aussi la susciter. L’art exprime la souffrance ; il la soulage aussi quelquefois. Il accompagne la violence haineuse autant que la méditation paisible ; il est religieux, politisé ou bestial. Des centaines de formes d’art, d’expressions artistiques ; des millions d’artistes à travers le monde : tapisserie multicolore dont le motif général est confus, incertain ; kaléidoscope en rotation continuelle.
La forme artistique utilisée n’est pas l’art lui-même, mais son véhicule, de même qu’un instrument de musique n’est pas la musique elle-même, mais seulement le support qui lui permet de se diffuser grâce au travail du musicien. De la même manière, il existe sur notre planète des milliards de formes de vie. Elles peuvent toutes être observées, étudiées, analysées, disséquées, catégorisées. Mais la vie elle-même, la vie qui les anime, échappe à toute investigation. On ne mettra jamais la vie sous un microscope ; on ne l’observera jamais dans le viseur d’un télescope. La nature même de la vie reste un mystère complet. Pourtant, elle est bien présente, perceptible dans toutes les formes si variées qu’elle anime.
La forme perceptible n’est pas l’essence ; seulement une manifestation de l’essence. Mais qu’est-ce donc que l’art lui-même, au-delà des formes d’art ? Une pulsion vers le Beau, vers le Vrai, vers le « plus-grand-que-soi » ? Un cri de rage ou de douleur ? Ou bien la reproduction compulsive de schémas culturels appris, à seule fin d’obtenir reconnaissance, gloire, fortune, ou simplement d’en faire un gagne-pain ? À chaque artiste de répondre, sans doute par ses œuvres, mais plus encore par son état d’être.
L’état d’être est la résultante d’un art de vivre au quotidien : penser, ressentir, respirer, marcher… L’art de vivre, racine et source de tous les « arts », n’est pas un ensemble d’habitudes et de pratiques élégantes, une recherche esthétisante visant à s’entourer de beaux objets et de belles personnes. Il ne s’agit pas là d’une culture de soi, d’un raffinement narcissique, pas plus que de devenir soi-même une belle personne, un bel objet d’art, un masque attrayant qui s’expose aux regards admiratifs. En latin, persona signifie masque ; en termes de marketing, une persona est un individu fictif stéréotypé doté d’attributs socio-psychologiques déterminés par le groupe social auquel il appartient.
Le véritable art de vivre, c’est l’aptitude à rester vraiment vivant, c’est-à-dire authentique, simple, sincère avec soi-même et avec les autres, sans masque prémédité. C’est prendre ses distances d’avec les clichés, les postures, les attentes, les modes et les registres relationnels superficiels. C’est demeurer dans l’embrasure de la « porte étroite », dans cet espace privilégié d’ouverture, d’observation des signes, d’écoute attentive et intérieurement silencieuse de ce qui doit advenir en nous, à travers nous, par nous et, bien souvent, malgré nous.
Un artiste vraiment vivant (et nous sommes tous et toutes appelés à ce devenir) se place et demeure dans la Vie elle-même en tant que courant d’énergie universel. Cela n’a rien à voir avec le fatras d’instruments, d’outils, d’accessoires, d’enseignements et de techniques artistiques, traditionnels ou modernes, disponibles à profusion sur tous les continents. L’être humain, dans le meilleur des cas, n’est qu’un exécutant attentif, alerte, conscient. Seule la Vie crée ; l’être humain ne sait que reproduire, imiter, multiplier ; et bien souvent, seulement se reproduire, s’imiter, se multiplier. « C’est l’œuvre à accomplir qui a autorité sur l’artiste, et non l’artiste autorité sur l’œuvre » (Étienne Souriau). La Vie est universelle par essence, éternelle ; l’être humain est contingent par nature, passager. Le rôle du véritable artiste, c’est-à-dire vous et moi, est de joindre et d’unifier l’universel et le contingent, l’éternel et le passager, la Vie universelle et l’être humain.
L’instant présent est la matière même, la substance dont est constituée la Vie. Celui ou celle qui aspire à faire de sa propre vie une œuvre d’art, se doit de rester dans un contact aussi permanent que possible avec l’instant présent, omniprésent, matière première et unique de son chef-d’œuvre. L’instant présent est une question sans cesse renouvelée. Et la réponse d’hier, ou même de la minute précédente, à cette question vitale, vivante, ne peut jamais être appropriée. La juste réponse à la Vie, elle aussi, doit se renouveler d’instant en instant. La main doit inévitablement lâcher ce qu’elle empoigne pour pouvoir s’ouvrir.
Comment un tel artiste (vous et moi, donc) peut-il s’élever jusqu’à l’Art suprême ? C’est-à-dire comment peut-il apprendre à manifester dans sa vie quotidienne, intérieure comme extérieure, autre chose que des clichés culturels, des émotions programmées ou des concepts discutables ?
Comment peut-il devenir un intermédiaire, un point de jonction entre l’Esprit et la matière, entre la Divinité et l’humanité ? En se vidant de tout, et d’abord de soi-même ; de sa culture artistique, religieuse ou scientifique, de ses doutes, de ses ambitions, de ses projets, de ses savoirs et savoir-faire si bien entraînés.
Cet Art suprême ne s’apprend pas dans les écoles d’art ou dans les conservatoires, par la répétition inlassable de gestes enseignés. Les normes de beauté sont des valeurs changeantes, éphémères, marquant de leur sceau les civilisations, elles aussi éphémères. L’Art suprême consiste à s’extirper progressivement, sans forcer mais avec détermination, de toute influence normative, de tout conditionnement spatio-temporel, socio-culturel, pour s’ouvrir, faire de la place en soi, et dévoiler ce qui n’appartient pas au domaine des sens, des formes, des contingences ; ce qui ne varie pas au cours des millénaires ; ce qui relève de notre humanité profonde, essentielle, de notre dimension divine immaculée, non-relative, non-analysable, non-reproductible, inexprimable. Atteindre cette cible omniprésente et y demeurer, c’est être un véritable Artiste.
Les différentes formes d’expression artistique, vues de ce point central et non-conditionné de notre être, ne sont qu’agitation périphérique. Nous recherchons en elles une beauté, une vérité, une transcendance que seul le silence et le vide peuvent manifester. Le vide et le silence intérieurs sculptent notre conscience en la débarrassant du superflu.
L’Art suprême ne se tient pas au-dessus de tous les arts, de toutes les disciplines artistiques ; il ne représente ni le couronnement ni la synthèse de toutes les expressions culturelles. L’Art suprême est tout autre chose qu’une manifestation mentale-émotionnelle. Il est l’expression de la Vie universelle à travers un être humain devenu conscient de l’omniprésence de celle-ci, ouvert à ses messages, docile à ses influences. L’Art suprême est ce qui advient lorsque la Vie remplit la vie ; lorsque les pensées, les paroles et les actes s’alignent sur cet axe vertical qui rejoint transcendance et immanence, éternité et vie quotidienne. La personne, « l’artiste » même, est devenu l’instrument, l’outil, et aussi l’œuvre. Ses actes, tout son comportement, sont devenus des manifestations divines qui s’inscrivent à travers lui dans la matière. L’Esprit est le créateur ; et l’être humain, son instrument, son canal, son serviteur. L’Art suprême est alors atteint, concrètement vécu : l’art et ses formes bien connues s’évanouissent dans Sa lumière paisible.
L’Art suprême, c’est écouter le souffle de l’Esprit universel délivrer ses messages à la rencontre de chaque instant, de chaque situation.
C’est écouter les battements sereins et réguliers de l’Âme du monde retentir dans notre propre cœur.
C’est contempler avec émerveillement leur union, qui donne naissance à une nouvelle conscience, à un homme nouveau, à une femme nouvelle, à une nouvelle matière profondément et puissamment magique dans sa simplicité.
L’Art suprême est le reflet de l’Esprit dans une âme épurée.