Aujourd’hui, j’ai décidé de vivre une journée sans mon téléphone portable. J’appuie longuement sur le bouton d’arrêt, et je regarde cet écran noir. J’y vois le reflet de mon visage. Finalement, pourquoi est-ce que tout le monde regarde cet écran noir, ce miroir noir, pour reprendre le titre d’une série de télévision anglaise de science-fiction ? 1
À l’origine de l’Internet, pourtant, il y a l’utopie collective d’un monde égalitaire, heureux et libre. Il y a l’hymne à l’avènement de l’Ère du Verseau qui ouvre la comédie musicale « Hair ». Car, peut-être ne le savez-vous pas, l’Internet mondial d’aujourd’hui est directement issu des petites communautés hippies de la région de San Francisco, sur la côte ouest des États-Unis, dans les années 70.
À l’origine de l’Internet, il y a ces communautés aux longs cheveux, en Californie, qui ressentaient puissamment les influences de leurs temps. Ce sont ces groupes qui ont créé l’idée d’une nouvelle ère du Verseau, utopie dont les transformations ont engendré le monstrueux réseau informatique mondial Internet et tous les réseaux numériques que nous utilisons quotidiennement avec nos ordinateurs et nos téléphones.
Les idéaux de ces communautés ? Toutes les utopies d’un Nouvel Âge : réalisation spirituelle, manifestation du « Soi », épanouissement de la conscience dans sa dimension cosmique, paix universelle, fin des guerres…
Leurs outils ? Les ordinateurs, agents de fabrication de l’universalité planétaire, garants de l’absence de hiérarchie, gages d’une démocratie mondiale et décentralisée.
Leur stratégie ? Détourner l’utilisation des ordinateurs militaires de l’époque utilisés dans la guerre du Vietnam et dans les missiles d’un holocauste nucléaire programmé, et donner gratuitement au peuple cette nouvelle technologie porteuse d’espoirs.
Et, événement improbable qui nous semble aujourd’hui peu croyable, en moins de trente ans, cette stratégie des hippies du Flower Power est devenue réalité. Une personne occupe une place essentielle dans ces projets utopiques des communautés californiennes des années 70 : c’est Stewart Brand. Dans les années 60 déjà, il avait imaginé et fait la promotion des mythes de l’informatique avec le Whole Earth Catalog. Peut-être l’avez-vous eu entre les mains, ce catalogue improbable qui à l’origine devait permettre de trouver tout ce qui est nécessaire pour vivre en autonomie dans une communauté. C’est à partir de cette énumération des prérequis pour un nouvel âge que la contre-culture américaine est née, avec ses communautés du « peace and love » et ses groupes de rock.
Car les réseaux sociaux, historiquement, ont germé dans le terreau de la contre-culture et de la culture musicale du Flower Power. Autour de San Francisco, les sanctuaires de la culture hippie sont devenus les temples de la Silicon Valley. Les musiciens du groupe de rock The Grateful Dead étaient les références incontournables de tous ces informaticiens qui, dans les années 80, créèrent le système de conférences électroniques du WELL, le premier système qui préfigurait Internet et ses réseaux sociaux.
Et c’est aussi par l’auteur du Whole Earth Catalog, Stewart Brand et par ses proches dont Steve Jobs, futur PDG d’Apple, qu’Internet est devenu un objet que l’on pouvait acheter et vendre sur le grand marché de la culture libérale américaine. Le Grand Jeu du marketing des idéaux avait commencé. Steve Jobs, Mark Zuckerberg, Bill Gates, avaient compris dès les années 90, que les plus grandes richesses de l’avenir ne seraient pas cachées dans le sol. Ce ne serait pas des filons de métaux précieux ou des pépites d’or. Non, dans l’avenir, la plus grande richesse, cela serait l’univers virtuel de l’Internet et les miroirs de ses réseaux sociaux.
En trente ans, les fameuses GAFA, les entreprises multimilliardaires de la Silicon Valley, leur donnèrent raison. Google, Apple, Facebook ou Amazon sont devenues des monstres tentaculaires. Depuis la Silicon Valley en Californie, elles régissent de nombreux aspects de notre vie quotidienne, en Europe, sur les cinq continents, et jusque dans les endroits les plus reculés de la planète. Un mot résume cette nouvelle forme de colonisation de la planète par les technologies numériques : la gentrification, l’embourgeoisement de régions entières par les travailleurs du numérique et leurs valeurs. Une phrase, qui en dit long, résume ce processus : We make the world a better place (nous fabriquons un monde meilleur). Ce « monde meilleur », en réalité, n’a aucunement besoin d’être fabriqué ou synthétisé ! Il existe déjà, il suffit de le laisser se manifester.
Que s’est-il donc passé pour que l’on passe des valeurs innocentes et pures de pacifiques communautés hippies au capitalisme dur comme pierre d’Apple ou de Facebook ?
Que s’est-il passé pour que l’on passe de l’amour universel et libre de la comédie musicale Hair aux algorithmes d’Instagram qui déterminent mathématiquement les personnes à mettre en relation afin d’obtenir le plus de rentabilité de leurs actions en bourse ?
Que s’est-il donc passé pour que, de ces idées utopiques d’un village mondial paisible, on passe au contrôle absolu de tout et de tous par le Big Data de Google, en un Brave New World, un monde « meilleur » digne de George Orwell ou des pires dystopies d’Aldous Huxley ?
Car aujourd’hui les entreprises de l’Internet comme Google, Amazon ou Facebook sont tellement puissantes qu’elles font plier des États. Les statistiques 2020 des GAFA feraient probablement se dresser les cheveux sur la tête des hippies des années 70 – tout au moins s’ils étaient toujours là et s’ils avaient toujours de longs cheveux. Le nombre cumulé d’utilisateurs des réseaux sociaux sur la planète dépasse les trois milliards et demi d’humains. En France, c’est 100 % des 18-24 ans qui sont connectés à Internet tous les jours. On évalue la valeur financière des seuls Google et Apple a plus de 1000 milliards de dollars, trois fois le PIB d’un pays comme le Danemark. Le style des photos Instagram détermine les modes. Un seul hashtag peut déclencher des millions de réactions. En résumé, les technologies de l’Internet contrôlent le monde entier. Comment en sommes-nous donc arrivés là ?
Pour tenter de le comprendre, revenons à une loi fondamentale de l’univers, la loi de l’attraction et de la répulsion.
Pour les premières communautés hippies, dans les années 70, la paix universelle n’était pas une utopie, c’était une réalité vibratoire et cette vibration devait devenir une réalité incarnée dans le monde. Ces communautés voulaient attirer un nouvel âge par la « loi d’attraction », par la pure force de leur intention. Très consciemment, ces communautés voyaient l’avenir proposé à l’humanité par les forces de ce qu’ils appelèrent « le Nouvel Âge du Verseau ». Et, par la force de leur idéation, ils changeaient leur propre conscience pour changer le monde qui les entourait. S’aidant de pratiques de méditation et des enseignements de l’Hindouisme, de quelques microgrammes de LSD et de champignons hallucinogènes et de beaucoup d’intuition, ils explorèrent les mondes subtils. Ils en arrivèrent à la conclusion que la plus grande force dans l’Univers ne pouvait être autre que l’Amour. Pas seulement l’amour libre, mais l’Amour véritable. L’Amour–Paix, la force cosmique capable de faire fondre à ses chauds rayons des millénaires de brutalité, d’inconscience et d’égoïsme. La force qui transcende et transforme les holocaustes et les génocides, y compris le génocide des Amérindiens dont les communautés hippies des années 70 voulaient porter à la fois responsabilité et conséquences. L’Amour, la force qui unit les opposés, rassemble les ennemis et harmonise les dissonances. L’Amour et la Paix étaient pour ces communautés de la Côte ouest une émanation de la loi fondamentale, la loi qu’ils voyaient manifestée par la loi d’attraction – tant il est vrai que l’amour unit, attire et pacifie.
Les informaticiens le savent bien : tout ce qui compose notre univers peut être codé par des 1 et des 0. Le code binaire est même la structure de base des microprocesseurs et du langage informatique. Tout ce qui existe peut être défini par une polarité positive et négative. La vie s’exprime toujours avec ses deux polarités, que ce soit par la procréation physique, ou la création intellectuelle et artistique.
Et dans notre propre système nerveux, ce sont encore ces deux polarités qui permettent à la conscience de se manifester. La polarité existe à tous les niveaux. Par exemple, le système sensoriel conscient est en polarité avec le système végétatif inconscient. Dans tout processus d’apprentissage, la polarité doit être présente. Il est nécessaire qu’il y ait un « juste » et un « faux » pour que l’on puisse apprendre quelque chose. La polarité est même nécessaire au niveau le plus basique du fonctionnement de la conscience. La polarité est nécessaire pour que notre conscience puisse tout simplement se représenter la réalité. C’est la polarité entre « moi » et « non-moi » qui permet à la conscience de se manifester. Et cette notion de différence entre le « moi » et « ce qui n’est pas le moi » n’est pas aussi évidente que l’on pourrait le penser. Jusqu’à l’âge de trois ans, par exemple, le petit enfant ne fait pas bien la différence entre son propre corps et les objets qui l’entourent. Et, arrivé à l’âge adulte, nous sommes nombreux à confondre nos propres émotions avec celles des personnes qui nous entourent. Et, du coté des systèmes qui enseignent l’illumination immédiate, comme le Zen au Japon, c’est la conscience de « moi » qui est le principal obstacle à la libération, tandis que le « non-moi » est la porte vers l’illumination.
Alors, « moi », ou « non-moi » ?
Pour aller plus loin, entrons en nous-même, dans notre propre système nerveux. Depuis 1990, des chercheurs ont découvert que dans notre cerveau se trouvent des cellules spéciales qui reflètent la polarité du monde extérieur. Ces cellules nerveuses s’activent quand on réalise une action… mais aussi quand on observe quelqu’un réaliser la même action. En étudiant ces neurones – que l’on a appelés « neurones miroirs », on comprend comment l’être humain interprète les intentions d’autrui et on commence à comprendre le processus d’apprentissage de notre conscience. 2
C’est exactement ce qui se passe par le truchement du miroir de nos téléphones portables. Et c’est aussi la raison du développement gigantesque des réseaux sociaux. Nous avons besoin, notre conscience a besoin, de voir un « autre » accomplir les actes que nous faisons. Notre conscience a un besoin vital de « miroir ». Et la conscience en changement nécessite un miroir changeant.
C’est sans doute la raison de l’optimisme éternel des réseaux sociaux, de la mise en scène de la réalité quotidienne. Toujours plus belle – grâce aux algorithmes de retouche d’image de Instagram, toujours plus d’amis – grâce aux stories sur Facebook, toujours plus forts et plus unis – grâce aux hashtags… Nous avons besoin de ces images quotidiennes d’une réalité transcendée… parce que, quelque part à l’intérieur de notre conscience, il y a une certitude. La certitude que la réalité ne peut pas être uniquement ce que le monde nous montre. Il doit exister un sens à tout cela. Un monde plus grand doit exister, quelque part, dans l’espace virtuel. Nous en sommes certains : il y a autre chose. Tout au fond de nous, il y a cette certitude : l’Amour doit se manifester. À l’intérieur de nous, nous ressentons cette poussée, cette vibration et cette énergie vers un monde nouveau, plus vrai et plus transparent.
Aujourd’hui, partout, de Greta Thunberg à Pablo Servigne, nous voyons cet élan collectif vers la liberté, l’autonomie, la transparence, l’authenticité, le partage. Ces valeurs ne sont pas nées en nous par hasard. Elles ne sont pas nées par hasard dans les communautés hippies de la Californie. Ces valeurs, ce sont les signatures d’un grand changement mondial, un changement radical qui est en train de gagner toute société, le changement que certains appellent l’Ère du Verseau.
Alors, l’Ère du Verseau apparaîtra-t-elle sur l’écran noir de mon téléphone portable ? Je regarde l’écran noir juste devant mon visage. Dans mon reflet, on voit bien ce petit éclat au fond de mes yeux. Contient-il la réponse à la question ?
1 Dans la série Black Mirror, Charlie Brooker décrit notre vie dans un avenir pas si éloigné, où les écrans, les ordinateurs et les réseaux sociaux sont omniprésents… L’œuvre bouscule, interroge, dérange et nous fait réfléchir sur cet avenir plutôt sombre engendré par Internet.
2 Au début des années 1990, à l’Université de Parme, Giacomo Rizzolatti et Luciano Fadiga ont proposé cette explication toute simple de la conscience en enregistrant l’activité électrique d’une classe particulière de neurones du cerveau. Ils ont observé que ces neurones miroirs sont activés quand on accomplit une tâche, mais aussi quand on voit une autre personne accomplir la même tâche.